![]() | 29 septembre 1938: jeudi noir à la Banque de France |
Pascal Grèze, le 12/03/2005
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Lorsque
la Seconde guerre mondiale faillit débuter en septembre 1938, la Banque
de France se trouva entraînée dans la tourmente. La journée
du jeudi 29 septembre sera particulièrement dramatique.
En
mars 1938, Hitler annexe l'Autriche à l'Allemagne, puis, quelques mois
plus tard, il menace de s'en prendre à la Tchécoslovaquie, c'est
la crise des Sudètes, qui risque rapidement d'entraîner le monde
dans la guerre. Sur le front monétaire, les dévaluations se succèdent,
l'instabilité ministérielle est telle que le ministère des
Finances change cinq fois de mains ! De plus, le déficit budgétaire
s'aggrave, et le gouvernement doit recourir, massivement… aux avances de
la Banque de France.
En septembre, la montée des périls se précise,
et le public pris de panique commence à vider les comptes en banques et
les livrets de Caisses d'épargne. Pour répondre à cette demande,
les banques se tournent vers la Banque de France qui en quelques jours, assiste
impuissante, à une diminution rapide de ses réserves fiduciaires.
Le 6 septembre, le problème des Allemands des Sudètes (Tchécoslovaquie)
fait la une de tous les journaux. Le gouvernement français décide
alors d'envoyer des troupes supplémentaires aux frontières de l'Est.
De plus, tous les officiers et soldats permissionnaires reçoivent l'ordre
de rejoindre leurs garnisons.
Jours après jours, le ton se durcit,
la fièvre monte, Prague et Berlin s'accusent mutuellement de violation
de frontières… Au congrès de Nuremberg, Hitler indique "que
quoi qu'il arrive, il réalisera l'annexion des Sudètes au Reich
!"
Le 21 septembre à Paris, le ministre des Finances,
Monsieur Marchandeau, déclare à la presse: "Je n'apprendrai
rien à personne en indiquant qu'au cours des semaines qui viennent de s'écouler,
la gravité des évènements internationaux a eu des répercussions
sur l'état de la trésorerie (…). Nombreux sont les Français
qui ont tenu à se créer des liquidités. Ainsi, les caisses
publiques ont dû assurer d'importants remboursements de dépôts.
Les établissements de crédit ont été placés
devant la même nécessité (…). Le franc n'est pas ébranlé,
mais une masse monétaire importante est retenue hors de la circulation".
Et le ministre de faire appel aux "bons français" en leur demandant
d'acheter les bons, de la défense nationale !
Le lendemain, pour faire
face à la demande de billets et reconstituer ses réserves, le conseil
général de la Banque de France, décide la création
de 240 alphabets du 1 000 francs Cérès et Mercure, dix fois le montant
habituel ! Cela représente une somme de 6 milliards de francs de l'époque,
ce qui devrait suffire. Cependant, il faut du temps pour imprimer les nouveaux
billets, qui risquent d'arriver trop tard…
Le 24 septembre, la tension
internationale est telle que le gouvernement tchécoslovaque décrète
la mobilisation générale. En France, le même jour, le gouverneur
de la Banque de France, sur instructions du ministre des finances, donne l'ordre
d'évacuer - selon un plan préétabli, et dans le plus grand
secret - l'or entreposé à Paris, vers les succursales du centre
et de l'ouest de la France. Jamais la guerre n'a semblé si proche.
Le 26 septembre, la situation s'aggrave d'heure en heure, "Hitler revendique
maintenant en plus des districts Sudètes à majorité allemande,
de véritables enclaves, au cœur de la Tchécoslovaquie".
La France mobilise les réservistes. Il en est de même à
la Banque de France, qui pour faire face à des retraits de plus en plus
nombreux et massifs, met en circulation les coupures de
5 000 francs Flameng,
et Victoire, imprimées en 1918 et en 1934, et jusqu'à présent
gardées, elles aussi, en réserves. Elles offrent un répit
providentiel. Mais les dirigeants de la Banque comprennent vite, qu'au rythme
actuel des retraits, la mise en circulation de ces coupures (d'une valeur de 7,5
milliards de francs) ne sera pas suffisante.
Le 27 septembre à
6 heures du matin, la Joconde monte dans un camion et quitte le Musée du
Louvre. Avec d'autres trésors, elle trouve refuge au château de Chambord
jugé plus sûr.
Le 28 septembre, dans l'urgence, le gouverneur
de la Banque de France, Monsieur Fournier, décide la fabrication immédiate
d'un billet de 3000 francs. Ce billet uniface est imprimé en vert, sur
un fond de couleur vert d'eau, il porte en grosses lettres la mention "Payables
en espèces, à vue, au porteur" sans doute pour rassurer
les futurs bénéficiaires, qui ne manqueront pas d'êtres surpris
par son aspect inhabituel et déroutant. Seul le chevalier Bayard par sa
présence dans le filigrane (1), lui assure
une relative sécurité. Il est destiné à assurer les
paiements de la banque, dans l'attente de l'arrivée des nouvelles fabrications.
On croyait, que ces billets avaient étés imprimés sur du
papier à chèques. Le problème c'est que les chèques
de la Banque de France avaient à l'époque un tout autre filigrane
: celui de la coupure du billet de 5 francs bleu type 1905, avec son élégante
tête de femme.
Or il faut savoir, que la Banque de France imprimait
en plus des billets et des chèques, de nombreux documents fiduciaires.
Il a été découvert (2) qu'on
avait utilisé le stock de papier filigrané à l'effigie de
Bayard qui servait habituellement à l'impression des Avis de Crédit
(3). Son papier étant identique, par ses dimensions
et son filigrane, à celui de la coupure de 3000 francs !
Le 29
septembre à 11 h du matin, à Munich, c'est le fond de la crise.
La conférence réunit messieurs Chamberlain, Daladier, Hitler et
Mussolini. L'Europe retient son souffle !
Ce 29 septembre est aussi un jeudi,
jour traditionnellement réservé aux réunions du conseil général
de la Banque de France, rue de la Vrillière à Paris, qui ce jour
là se transforme en véritable cabinet de crise.
Pour compléter
les mesures prises, il décide la confection d'un billet
de 300 francs, à l'effigie de Cérès et de Mercure.
Il existe un stock de papier du 10 francs Minerve qui peut servir, mais le temps
manque, et ce n'est que le jeudi suivant 6 octobre, que le conseil validera sa
création, ce qui dans l'immédiat ne règle rien.
Or, le
soir même, les billets manquent, la journée du lendemain s'annonce
catastrophique. La Banque de France, par manque de billets, va-t-elle devoir suspendre
ses paiements ? Le billet de 3000 francs suffira-t-il
à assurer les paiements du lendemain ? Il en est de même, pour les
autres banques. Jamais le risque d'une crise systémique susceptible de
toucher l'ensemble du système bancaire français, n'avait été
aussi grand.
3000 F type 1938
(non émis)
Le
secrétaire général de la Banque de France, Monsieur Favre
Gilly, sans doute accablé par le désespoir et le poids des responsabilités,
et "s'accusant de cette insuffisance, ira trouver le directeur du Trésor,
Jacques Rueff, pour lui annoncer son intention de se suicider !" Il expliqua
à Jacques Rueff "qu'il se considérait comme responsable
de l'impression des billets de banque et que, du fait des sorties de numéraires
résultant des retraits de Caisses d'épargne, le stock des billets
allait être épuisé. Demain, les guichets ne pourront être
approvisionnés et il sera impossible de les ouvrir".
La capitulation de Munich (4) dans la nuit du 29
au 30 septembre à 1 h 35 du matin, calmera les déposants et le sauvera.
La banque tirera les leçons de l'alerte, elle se constituera progressivement
une réserve de coupures, capable de couvrir les dépôts dans
les banques, les Caisses d'Épargne et les bons du Trésor !
Le lendemain, 30 septembre, à Paris, une foule en délire acclame
le Président du Conseil (5) à son retour
de Munich. De même, les billets commencent à rentrer dans les Caisses
d'épargne. La confiance étant brusquement revenue, la banque n'aura
finalement pas besoin d'émettre le billet de 3000 francs. Ce billet, qui
est aujourd'hui d'une grande rareté, constituait la dernière ligne
de défense de la banque. Il restera dans l'histoire comme celui, qui aurait
pu sauver une grande institution : la Banque de France !
Pascal Grèze
Article paru dans la revue Numismatique & Change N°341 de septembre 2003.
Lire également l'article "300 F Cérès, un billet à part"